Roman
« – Et l'enfant ? demanda Daragane. Vous avez eu des nouvelles de l'enfant ?
– Aucune. Je me suis souvent demandé ce qu'il était devenu... Quel drôle de départ dans la vie...
– Ils l'avaient certainement inscrit à une école...
– Oui. À l'école de la Forêt, rue de Beuvron. Je me souviens avoir écrit un mot pour justifier son absence à cause d'une grippe.
– Et à l'école de la Forêt, on pourrait peut-être trouver une trace de son passage...
– Non, malheureusement. Ils ont détruit l'école de la Forêt il y a deux ans. C'était une toute petite école, vous savez...»présentation de l'éditeur
Dans la presse :
Un nouveau Modiano, c’est toujours un événement ! Même si, comme depuis la Place de l’étoile paru en 1968, l’intrigue repose, en apparence, sur « Presque rien. Comme une piqûre d’insecte qui vous semble d’abord très légère. Du moins c’est ce que vous vous dites à voix basse pour vous rassurer ». Non, un roman de Modiano n’est jamais anodin.
Ce 28ème opus du catalogue des œuvres modianesques, je l’ai lu dans la même « chaleur inhabituelle pour un mois de septembre » qui enveloppe le personnage principal, Jean Daragane (Ah ! le subtil parfum de désuétude dégagé par les patronymes choisis par l’auteur de Memory Lane !). Je me suis laissé emporter par la mélodie de ses « phrases que vous entendez comme dans un demi-sommeil […] émaillées d’adresses précises : 15, rue de l’Ermitage, 12, rue Nicolas-Chuquet, 46, rue Notre-Dame-de-Lorette, sans doute pour trouver des points de repère à quoi s’accrocher dans ce sable mouvant. » On pourrait croire que Modiano décrit ainsi l’effet de ses propres textes, ou de ceux écrits par Jean Daragane, le personnage de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier qui est, lui aussi, écrivain. Mais en fait, cette description ne s’applique pas à un texte littéraire, mais à la « masse épaisse et visqueuse » de documents d’archives déposés chez Jean Daragane pour le ramener sur les traces de son passé, pour le forcer à repartir sur les pistes ouvertes par son premier livre, Le Noir de l’été, pour l’obliger à se confronter aux souvenirs de l’enfant confié à une certaine Annie Estrand.
Elle occupait une villa à Saint-Leu-La-Forêt avant d’être arrêtée au poste frontière de Vintimille avec dans son sac trois photomatons représentant un jeune garçon que les services de police n’ont pas réussi à identifier. En les découvrant dans le dossier déposé par un certain Ottolini, Jean Daragane « éprouva une sorte de vertige, un picotement à la racine des cheveux. Cet enfant, que des dizaines d’années tenaient à une si grande distance au point d’en faire un étranger, il était bien obligé de reconnaître que c’était lui. »
Les jeux de miroir, les mises en abyme, sont vertigineux dans ce roman qui déploie le processus de l’écriture modianesque tout autant que le récit d’une enquête à la poursuite de fantômes, gens de l’ombre et des milieux interlopes venus d’un passé lointain, étranger, et pourtant familier. Nous connaissons cet enfant qui « trimballe de chambre en chambre depuis quelques années », « une valise jaune en carton bouilli […] qui contenait des cahiers de classe, des bulletins, des cartes postales reçues dans son enfance, et les livres qu’il lisait à cette époque-là : Arbre, mon ami, Le Cargo du mystère, Le Cheval sans tête, Les Mille et Une Nuits », nous l’avons déjà rencontré dans d’autres romans de Modiano, ou dans ses livres plus autobiographiques, Livret de famille ou Un pedigree. Cet enfant est marqué par l’abandon - « Ta mère voulait que tu prennes l’air de la campagne… J’avais l’impression qu’elle cherchait à se débarrasser de toi » - mais aussi par le trouble et le malaise suscité par ce qui l’a entouré, par ce qui lui a été imposé, par l’angoisse et l’inquiétude du fugitif, et, au final, par une sorte d’indifférence à l’égard de ceux qui persistent à ne pas être ses semblables : au début du livre, Daragane annonce qu’il n’a parlé à personne depuis le début de l’été.
Même lorsque le personnage (ou la personne s’il s’agit de la « vraie vie » de Patrick Modiano) a le pouvoir de l’écrivain, celui de se débarrasser du passé dans les livres, les faits lui reviennent, alimentant ses craintes, ou comblant ses espoirs : « Il m’arrive, a expliqué Modiano, de donner dans mes livres de vrais noms à mes personnages, en espérant que les personnes me donnent signe de vie. Mais cela n'a jamais abouti. » Dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Jean Daragane voit ce rêve ou ce cauchemar se réaliser. La « piqûre d’insecte » évoquée dès la première page insiste. « D’abord très légère, elle vous cause une douleur de plus en plus vive et bientôt une sensation de déchirure. Le présent et le passé se confondent, et cela semble naturel puisqu’ils n’étaient séparés que par une paroi de cellophane. Il suffisait d’une piqûre d’insecte pour crever la cellophane ».
Il faut alors trouver les mots pour dialoguer avec ceux qui s’imposent comme une menace, avec les témoins qui demeurent, quarante ans après, les mots pour décrire le sentiment d’étrangeté qui persiste à accompagner l’auteur dans sa traversée du présent, de la ville comme de la vie : « Les façades d’immeuble et les carrefours étaient devenus, au fil des années, un paysage intérieur qui avait fini par recouvrir le Paris trop lisse et empaillé du présent. »
Modiano habite un univers très particulier dans lequel, de livre en livre, il nous entraîne. Les scènes et les personnages qu’il décrit entrent en résonance avec des souvenirs comme rêvés, très lointains et enfouis chez ceux qui, comme moi, sont nés dans le Paris de l’après-guerre, y ont vécu à deux pas de la place Blanche et y ont composé, en tournant les lourds cadrans blancs des téléphones en bakélite noire des numéros à trois lettres et à quatre chiffres. Mais la portée poétique de ses évocations va bien au-delà de la nostalgie. L’enfant blessé persiste à errer, en quête des « presque rien » qui ont forgé sa destinée, sans ressentiment, avec un perpétuel étonnement face à la manière dont le temps tremble en se déployant, et dont « le chagrin […] se propage à travers les années comme le long d’un cordon Bickford. »
Aliette Armelle (blog de l'OBS)
L'auteur poursuit son méticuleux travail sur la mémoire et l'enfance dans Paris, faisant resurgir des quartiers tels qu'ils étaient voici plus de quarante ans. Le fil conducteur est tenu par le narrateur, Jean Daragane, sexagénaire, romancier vivant dans une profonde solitude au cœur de Paris.
Les pierres, les odeurs, les devantures des commerces ont un puissant pouvoir d'évocation. Les personnages 'glissent' dans le roman tels des fantômes dont on ne sait pas vraiment si le narrateur les cotoie réellement ou s'ils sont des artifices portant les souvenirs. Belle composition dont finalement le personnage principal est aussi bien la ville de Paris, les Tuileries, les bois et banlieues, Saint-Leu-la-forêt, que le voyage en train vers la Riviera, qu'un monde d'adultes interlope, où se croisent des joueurs habitués des casinos, des jeunes femmes 'sous protection virile' (entraineuses, danseuses, acrobates ?)
Univers perçu à hauteur d'enfant par le petit Jean Daragane, ballotté sans explication, sans repère familial, avec tout le mystère et le sentiment d'insécurité que cela suppose.
Lu en mai 2017 (Emprunté à la Médiathèque de Labarthe sur Lèze)