Récit
«Il m'aura fallu courir le monde et tomber d'un toit pour saisir que je disposais là, sous mes yeux, dans un pays si proche dont j'ignorais les replis, d'un réseau de chemins campagnards ouverts sur le mystère, baignés de pur silence, miraculeusement vides.
La vie me laissait une chance, il était donc grand temps de traverser la France à pied sur mes chemins noirs.
Là, personne ne vous indique ni comment vous tenir, ni quoi penser, ni même la direction à prendre.»
Sylvain Tesson.
Extraits choisis...
... Certains hommes espéraient entrer dans l'histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie...
... Ces tracés en étoile et ces lignes piquetées étaient des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viaea antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes. La carte entière se veinait de ces artères. C’étaient mes chemins noirs. Ils ouvraient sur l’échappée, ils étaient oubliés, le silence y régnait, on n’y croisait personne et parfois la broussaille se refermait aussitôt après le passage. Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques uns à préférer disparaitre dans la géographie. p.34, et il s’imagine créer avec ces quelques-uns « une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de la changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir en commun avec lui L’évitement me paraissait le mariage de l’outrecuidance et de l’élégance...
... A Barjac, une plaque sur le mur du cimetière : « Passant, arrête-toi et prie, c’est ici la tombe des morts. Aujourd’hui pour moi, demain pour toi. » Le souvenir de ma mère défunte me murmurait confusément ce genre de choses. Sa pensée m’escortait par des jaillissements nés d’une vision: pourquoi le souvenir des disparus est-il lié à des spectacles anodins comme une branche oscillant dans le vent ou le dessin de l’arête d’une colline? Soudain, les spectres surgissent. Pendant quelques mois, j’avais porté une bague à tête de mort qu’on m’avait retiré après ma chute. L’inscription latine gravée au revers du crâne disait la même chose que la plaque de Barjac: « Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis » […] Décidément, j’avais deux millénaires de retard. Il était criminel de croire que les choses duraient. Les matinées de printemps étaient des feux de paille...
... Je m'arrêtai vers midi aux calvaires, à leur pied, à leur ombre. Je me livrai à ces exercices d'assouplissement que les kinésithérapeutes appelaient " la position du mahométan ", assis sur les talons, consistant à allonger les muscles du dos en se prosternant, asis sur les talons. La densité des croix augmentait en ces plateaux. EN ville, les admirateurs de Robespierre appelaient à une extension radicale de la laïcité. Certains avaient milité pour la disparition des crèches de Noël dans les espaces publics. Ces esprits forts me fascinaient.Savaient-ils que les croix coiffaient des centaines de sommets en France, que des calvaires cloutaient des milliers de carrefours ? Dans les forêts, dans les creux de certains troncs, au fond des grottes même, des statuettes de saints voisinaient avec les araignées nocturnes. Il arrivait aux alpinistes d'attacher leurs cordes à des vierges de plomb scellées dans le granit pour descendre en rappel du sommet des aiguilles. Par chance, les adorateurs de la Raison étaient trop occupés à lire Ravachol pour monter sur les montagnes avec un pied-de-biche. Si j'affectionnais ces ferblanteries de la foi, ce n'était pas tellement que je crusse dans la fable morose d'un Dieu unique, ni que je regrettasse le pouvoir des curés. Mais je n'aimais pas qu'on s'en prenne à ce qui était debout. En outre, parmi tous les symboles inventés par l'homme pour illustrer ses contes, je ne trouvais pas que la croix et les Vierges de grands chemins fussent les pires. Il ne fallait pas s'échiner à déraciner les choses si l'on n'avait rien à replanter à la place. C'était un principe que le moindre agent de l'Office national des forêts aurait expliqué savamment à un agnostique...
... Le plateau entre l'Indre et le Cher se mouchetait de lotissements, de hangars, de ronds-points. Voilà deux mois que je baguenaudais entre ce mobilier, tâchant de le masquer à ma vue. Cette fois je n'y parvenais plus. Les chemins noirs au moins avaient cette vertu : ils sinuaient entre les verruesdes plans d'occupation des sols. Il fallait que les hommes fussent drôles pour s'imaginer qu'un paysage eût besoinqu'on l'aménageât. D'autres parler d'augmenter la réalité. Un jour peut-être s'occuperaient-ils d'éclairer le soleil...
Critique
Dans la nuit du 20 au 21 août 2014, à Chamonix, Sylvain Tesson, pris de boisson, se casse la gueule d'un toit où il faisait le pitre: Il avait suffi de huit mètres pour me briser les côtes, les vertèbres, le crâne. J'étais tombé sur un tas d'os.
Comment s'en sort-il? La médecine de fine pointe, la sollicitude des infirmières, l'amour de mes proches, la lecture de Villon-le-punk, tout cela m'avait soigné.
Résultat: Quatre mois plus tard j'étais dehors, bancal, le corps en peine, avec le sang d'un autre dans les veines, le crâne enfoncé, le ventre paralysé, les poumons cicatrisés, la colonne cloutée de vis et le visage difforme.
L'été suivant, les médecins, dans leur vocabulaire d'agents du Politburo, lui recommandent de se rééduquer: Se rééduquer? Cela commençait par ficher le camp. C'est-à-dire? Je voulais m'en aller par les chemins cachés, par les sous-bois de ronces et les pistes à ornières reliant les villages abandonnés.
Ce qui lui a donné cette envie? Un papier froissé, au fond de son sac.
Ce papier, c'est la carte des zones hyper-rurales, annexée à un rapport de l'administration française publié sous le titre: Hyper-ruralité, où on peut lire des choses écrites dans une langue étrange, voire étrangère, telles que celle-ci:
Le droit à la pérennisation des expérimentations efficientes.
Ou celle-là: l'impératif de moderniser la péréquation et de stimuler de nouvelles alliances contractuelles.
Sylvain Tesson ne le dit pas, mais Molière se serait certainement fait une joie de glisser ces préciosités ridicules dans les commodités d'une conversation de l'une de ses pièces de théâtre...
A l'aide de cette carte qu'il ne pourra pas suivre intégralement - il y aura des solutions de continuité -, et muni d'autres cartes, celles de l'IGN au 25 000e, il va en effet s'en aller par des chemins cachés: des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viae antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes.
Cette marche à pied, Sur les chemins noirs de cartes d'état-major, sera sa médecine générale, la clef de sa reconquête. Et il va, du 24 août 2015 au 8 novembre 2015, traverser ainsi la France, en diagonale, du Mercantour jusqu'à la pointe la plus septentrionale du Cotentin.
Pendant ces semaines, où il renoue avec la France piétonne, il échappe quelque peu aux questions de la taille et de la vitesse qui fondent le monde du XXIe siècle et qui se traduisent par ces mauvaises nouvelles que sont l'obésité et l'agitation.
Ces chemins noirs nourrissent ses réflexions sur les étapes par lesquelles l'administration française a fait passer la France rurale à ce qu'elle est devenue, sur l'identité de la France, pays diffracté en même temps qu'uni.
Il fait des rencontres que l'on ne peut faire qu'en sortant des sentiers battus, qu'en empruntant des chemins noirs. Il chemine aussi, de temps en temps, avec un ou deux amis, qui partagent avec lui cet amour des chemins de traverse.
Jusqu'alors il avait été l'ennemi de la pensée passéiste. A la date du 30 septembre, il écrit désormais: Les derniers mois m'avaient changé et cette courte marche dans le décor du pays avait accéléré la réforme. Je n'aurais plus honte désormais de m'avouer nostalgique de ce que je n'avais pas connu.
Alors pour ceux qui, comme lui, ont la nostalgie de la France rurale de naguère, il existe des interstices, il demeure des chemins noirs à emprunter. Encore faut-il les chercher: Il y avait encore des vallons où s'engouffrer le jour sans personne pour indiquer la direction à prendre, et on pouvait couronner ces heures de plein vent par des nuits dans des replis grandioses.
(Francis Richard -article paru sur son blog le 31/12/2016)
lu en mars 2017 (prêt Médiathèque de Labarthe sur Lèze)