Nord sentinelle : contes de l'indigène et du voyageur : roman / Jérôme Ferrari .- Arles : Actes sud, 2024
ISBN 978-2-330-19441-3
Illustration de couverture : © Christophe Merlin / costume3pieces.com
Pour une banale histoire de bouteille introduite illicitement dans son restaurant, le jeune Alexandre Romani poignarde Alban Genevey au milieu d’une foule de touristes massés sur un port corse. Alban, étudiant dont les parents possèdent une résidence secondaire sur l’île, connaît son agresseur depuis l’enfance.
Dès lors, le narrateur, intimement lié aux Romani, remonte – comme on remonterait un fleuve et ses affluents – la ligne de vie des protagonistes et dessine les contours d’une dynastie de la bêtise et de la médiocrité.
Sur un fil tragicomique, dans une langue vibrante aux accents corrosifs, Jérôme Ferrari sonde la violence, saisit la douloureuse déception de n’être que soi-même et inaugure, avec la thématique du tourisme intensif, une réflexion nourrie sur l’altérité. Sur ce qui, dès le premier pas posé sur le rivage, corrompt la terre et le cœur des hommes.présentation de l'éditeur
Au Masque et la plum (France inter) :
Jérôme Ferrari, lauréat du Goncourt 2012 pour "Le Sermon sur la chute de Rome" signe un texte qui mêle plusieurs registres du polar à la tragédie grecque, au surnaturel. Premier volet d'une trilogie, le roman est ponctué par une force provocatrice à l'endroit du tourisme qui a partagé nos critiques.
Nous voici en Corse, une nuit d'août où Alexandre Romani, un jeune restaurateur, poignarde un vacancier qui a l'habitude de passer ses étés sur l'île. Mobile du meurtre : une humiliation liée à une bouteille de vin. Les faits nous sont racontés par Philippe, un parent proche d'Alexandre. Il nous le présente d'abord comme un imbécile et retrace la lignée d'hommes dont il est issu, des hommes violents, médiocres et cyniques qui n'hésitent pas à monnayer l'île pour des touristes parfois pathétiques.
La journaliste du Monde a été totalement conquise par le style flamboyant et l'intelligence acerbe de l'auteur : "C'est vraiment un écrivain qui m'enthousiasme. On retrouve cette même langue et intelligence qui me ravit. Ce qui me renverse, c'est l'intelligence et la beauté qu'il met pour décrire la stupidité et la laideur, c'est quelque chose d'assez incroyable avec des phrases d'une longueur folle. On pourrait avoir l'impression qu'il y a quelque chose de très solennel, et il a une manière de mettre des incises assez prosaïques qui font retomber le soufflé et qui sont aussi une excellente manière d'explorer, au long d'une seule phrase qui fait dix lignes, un nombre important de sujets."
Rapahëlle Leyris poursuit : "J'aime beaucoup que, dans cette manière de raconter la laideur et la bêtise du tourisme, son narrateur qui prend tout le monde de haut, n'est pas exempt de défauts. Il est méprisable comme tout le monde, et j'aime beaucoup le fait que Ferrari rit avec nous aussi du surplomb de son narrateur."
Le critique pour Slate en tire des conclusions inverses tant il s'offusque du ton méprisant et du manque d'empathie exprimés envers les touristes : "J'ai trouvé que le roman était bien construit, bien écrit, la mise en scène du fait divers ainsi que les personnages fonctionnent très bien, mais tout le monde est minable dans ce livre. Les Corses sont prétentieux, vulgaires, les touristes sont nombreux, stupides et inutiles. Certes, il y a là une dénonciation du tourisme de masse, et on se satisfait de ce style extrêmement alambiqué, très léché, à la limite de la préciosité, qui nous place en surplomb avec le narrateur, sauf que ça finit par devenir mesquin et gênant, car on se demande si on est vraiment au-dessus, nous qui faisons partie des touristes.
Jean-Marc Proust trouve "qu'il manquait un peu d'empathie. Il me semble que, dans un roman, pour bien détester ses personnages, il faut aussi les aimer un petit peu. Ça manque singulièrement de tendresse, d'ironie et j'ai trouvé que le roman m'entraînait finalement dans une voie un peu réactionnaire, avec l'idée d'une Corse d'avant, fermée, accompagnée par un mépris de classe intello, en somme un paysage dans lequel je ne me retrouvais pas."
Arnaud Viviant aussi déplore l'excès de violence : "Là où Alice Zeniter a, quant à elle, développé dans son nouveau roman un concept extrêmement ironique et très beau qui est celui de l'empathie violente, eh bien c'est exactement ce qui manque à Jérôme Ferrari, qui n'est, lui, que dans la violence. Je rigolais intérieurement en pensant à celles et ceux qui ont lu ce livre alors qu'ils étaient en vacances en Corse, parce que c'est très violent. La violence envers le tourisme est légèrement gênante dans le fond philosophique de son affaire."
Patricia Martin, en revanche, se réjouit de la manière dont Ferrari dénonce la déliquescence du monde moderne à travers l'image du touriste : "
"C'est un grand styliste, je glousse quand un livre de Ferrari débarque, d'où une plume d'une légèreté, habileté absolument incroyable lorsqu'il écrit au bazooka. Si les touristes s'en prennent plein la tête, il faut se dire qu'on est toujours le touriste de quelqu'un et que, d'autre part, la responsabilité est ravageuse, mais elle reste collective. Il ne s'en prend pas à des êtres singuliers, mais à une collectivité, à la déliquescence du monde moderne. Le monde qu'il décrit, c'est un monde complètement débile où on parle constamment de dépassement de soi, d'opportunités. C'est aussi de ça qu'il se moque, il généralise la violence beaucoup plus qu'on ne le croit".
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Jérôme Ferrari est de retour avec un roman magistral, dans la même veine que Dans le secret et Le Sermon sur la chute de Rome : il y traite de l’histoire d’une famille corse sur plusieurs générations, écartelée entre le code de l’honneur, l’attrait pour la violence et la nécessité de fournir des plaisirs aux touristes. Nord sentinelle : le titre du roman est ironiquement inspiré par l’île de North Sentinel dans le golfe du Bengale, dont la tribu autochtone a tué jusqu’à aujourd’hui tous ceux qui ont essayé de s’y rendre, y compris un missionnaire en 2018. C’est ce que les Corses auraient dû faire avec les premiers voyageurs s’ils avaient voulu sauver leur âme, mais non : « Nous avons ouvert grands nos bras d’imbéciles au premier voyageur et d’autres voyageurs l’ont suivi et nous nous sommes retrouvés pris au piège de l’épouvantable dialectique qui nous oppose et nous lie indéfectiblement à eux dans un face-à-face de corruption mutuelle où chacun révèle les vices de l’autre en lui exhibant les siens… » Outre la structure savante de la narration, ce qui subjugue dans cette histoire, c’est la manière tragi-comique dont la violence éclate : qu’il s’agisse de cochons sauvages dévorant les petits chiens d’une respectable retraitée des Hauts-de-Seine , d’un âne qui débarque dans un camp naturiste avec « la sombre détermination d’un coureur d’amok » et qui mord à tout-va, ou des coups de poignard qu’Alexandre Romani assène à l’étudiant en médecine parisien Alban sur le port, ces violences révèlent l’impuissance des insulaires à conserver leur intégrité à l’heure de la globalisation. Outre le bilan carbone, un autre argument contre les voyages ?
Alexande Lacroix (Philosopie magazine)
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Jérôme Ferrari, dans son œuvre foisonnante, n’a eu de cesse de sonder les abîmes de la violence et ses multiples métamorphoses. Des guerres d’Algérie et du Kosovo aux destins tragiques de figures historiques et littéraires, son écriture se nourrit de l’ombre, explorant avec une lucidité impitoyable les cicatrices indélébiles que laisse la brutalité dans l’âme humaine. Nord Sentinelle, ne déroge pas à cette exploration du côté obscur de l’existence, ancrant sa réflexion dans le terreau âpre et sauvage d’une île qui, sous le soleil méditerranéen, cache un cœur de ténèbres.
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Premières phrases du livre :
Le chef fanatique et son peuple barbare menaçaient de mort l’infidèle qui s’aventurait dans leurs murs – un sorcier noir ayant, raconteton, vu dans les premiers pas des Francs le déclin et la chute. Richard F. Burton, Premiers pas en Afrique de l’Est.
ton corps de myrrhe et de jasmin
On raconte encore que, dans l’après-midi du 3 janvier 1855, malgré la vénérable prophétie annonçant la ruine de la ville sainte peu de temps après qu’un infidèle l’aurait impunément souillée de sa présence, le sultan Ahmad ibn Abu Bakr consentit à ce que le capitaine Richard Francis Burton franchît les portes inviolées de sa cité de Harar. Il lui accorda une hospitalité soupçonneuse de dix jours avant de le laisser repartir sain et sauf, privilège dont aucun Européen n’avait joui jusqu’alors. S’il avait pu savoir que Harar tomberait en 1875, alors que lui-même était mort de consomption dix-neuf ans plus tôt dans l’amertume et le regret, Ahmad ibn Abu Bakr n’aurait sans doute pas commis l’erreur fatale d’épargner le capitaine Burton et il aurait eu raison. Nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d’innombrables calamités. Peu importe qu’il fût une brute sanguinaire, un aventurier cupide, un soudard conquérant, un suppliant en larmes ou un homme comme le capitaine Burton, dont la soif de connaissances consumait le cœur dans des proportions si monstrueuses qu’elle en devenait un vice, peu importe qu’il cherchât la guerre ou le repos, la conquête ou la rédemption : le premier qui pose le pied sur le rivage, 14 fût-il animé des intentions les plus pacifiques et les plus louables, fût-il un saint, fût-il le sauveur du monde en personne, il faudrait le tuer, lui et tous ceux qui l’accompagnent, sans distinction d’âge ou de sexe – les vieillards, les femmes, les hypothétiques enfants, toute la horde angélique des chérubins. […]
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Table :
ton corps de myrrhe et de jasmin
Histoire du capitaine anglais et du sultan de Harar
Histoire de l'aspirant assassin
Histoire d'une mésalliance et d'un enfant qui n'aurait pas dû naître
jeunes filles à la fontaine
Histoire du bandi Romani
Histoire de team building
Histoire d'un coup de crosse
Très brève histoire de l'enfer (1)
une subtile chair de feu
Histoire de Shirin et du très-puissant Djinn
Histoire de la folie des bêtes
il peut mourir deux fois
Histoire des deux lauréats
Histoire de l'enquêtrice qui ne voulait rien savoir des mobiles
Histoire de la vérole australe
Très brève histoire de l'enfer (2)
la porte bleue du sultan
Histoire des deux silences et des eaux de l'hiver
Histoire du mensonge qui est aussi un non-sens
histoire du garçon qui n'était pas comme son père
Très brève histoire de l'enfer (3)
Instants de poésie pure -le souffle du djinn sur les paupières de la petite Shirin est de toute beauté- sertis parmi des considérations féroces sur le tourisme, l'appât du gain… et des reflexions sur le poids du destin qui accable chacun… Certains passages auraient pu être écrits par Michel Houellebecq (causticité, humour noir). L'auteur partage en outre avec le lecteur des souvenirs d'enfance dans l'arrière-pays corse avec une précision étonnante qui dépasse la simple description.
(Lu en février 2025, collection Médiathèque Françoise Giroud, Labarthe-sur-Lèze)