Le bastion des larmes : roman / Abdellah Taïa.- Paris : Juliiard, 2024
ISBN 978-2-260-05651-5
A la mort de sa mère, Youssef, un professeur marocain exilé en France depuis un quart de siècle, revient à Salé, sa ville natale, à la demande de ses sœurs, pour liquider l'héritage familial. En lui, c'est tout un passé qui ressurgit, où se mêlent inextricablement souffrances et bonheur de vivre. À travers lui, les voix du passé résonnent et l'interpellent, dont celle de Najib, son ami et amant de jeunesse au destin tragique, happé par le trafic de drogue et la corruption d'un colonel de l'armée du roi Hassan II. À mesure que Youssef s'enfonce dans les ruelles de la ville actuelle, un monde perdu reprend forme, guetté par la misère et la violence, où la différence, sexuelle, sociale, se paie au prix fort. Frontière ultime de ce roman splendide, le Bastion des Larmes, nom donné aux remparts de la vieille ville, à l'ombre desquels Youssef a jadis fait une promesse à Najib. " Notre passé... notre grande fiction ", médite Youssef, tandis qu'il s'apprête à entrer pleinement dans son héritage, celui d'une enfance terrible, d'un amour absolu, aussi, pour ses sœurs magnifiques et sa mère disparue.
vue sur le borj adoumoue (le Bastion des larmes, Salé, Maroc) crédit photo : Ismael Zniber
Autour du livre, Au fil de la presse...
Abdellah Taïa publie Le bastion des larmes aux éditions Julliard. Un récit troublant, intime et captivant de bout en bout.
Le narrateur, Youssef, vit en France depuis des années. Bien installé, il est professeur et libre. Libre d’être lui-même, libre de toutes conventions et de toutes oppressions familiales ou sociétales. La France est à la fois sa terre d’exil et sa terre de choix. Mais échappe-t-on tout à fait à son passé ? La distance géographique et culturelle est-elle suffisante ? Pas forcément. Et Youssef va le constater une nouvelle fois en retournant sur les terres de son enfance. La circonstance cette fois-ci est encore plus particulière car sa mère, Malika, vient de mourir.
Un héritage difficile à porter Retourner à Salé, au Maroc, c’est se confronter à ce deuil, mais aussi au reste de la fratrie. Surtout le clan des sœurs. Aussi différentes les unes que les autres, elles s’entraident autant qu’elles se déchirent. Chacune essayant de faire respecter des limites et des valeurs différentes. Youssef observe cela de l’extérieur, essaie de comprendre et de trouver sa place.
Puis les souvenirs d’enfance surgissent. Ainsi que l’image de Najib avec qui il partage un secret. Leur homosexualité. Ce secret, sous le règne de Hassan II et dans le quartier Hay Salam, est un poids. Pire une vie sans protection face à la violence sexuelle et perverse des adultes. Youssef trouvera la force de fuir alors que Najib suivra un parcours chaotique.
Abdellah Taïa signe un roman majestueux. Puissant, intense. Parfois insoutenable – lorsque l’enfance est bafouée, méprisée – mais tellement nécessaire. Un cri de rage qui réveille, révolte. Et à la fois une musique douce et nostalgique qui transcende le scandale et panse certaines blessures. Le roman est en lice pour de nombreux prix littéraires et c’est amplement mérité ! La voix d’Abdellah Taïa doit se faire entendre !
Mes soeurs avaient troise jours devant elles pour payer les dettes de notre défunte mère Malika. PAs un jour de plus. Elles ont dit que c'était la tradition marocaine qui l'exigeait. je n'ai jamais entendu parler de cette tradition mais j'étais avec elles, les soeurs, de leur côté. C'était la moindre des choses. J'ai proposé de participer moi aussi au règlement des dettes. Elles ont catégoriquement refuser.
C'est une affaire de femmes, Youssef. C'est à nous ses six filles, que revient cette charge. Pas à vous, nos trois frères. […]
L'entame du roman est un peu laborieuse, mais le texte s'enrichit vite de poésie, nous sommes tantôt avec Youssef, le narrateur -qui revient à Salé après des années passées en France, loin des siens, parcourant les dédales de la ville de Salé, tantôt en surplomb, observant cette famille nombreuse, bouillonnante et joyeuse malgré les affres de la pauvreté, et la stigmatisation du jeune Youssef, très, trop à l'aise parmi ses six soeurs dont il partage les goûts, la sensibilité, se découvrant “gay” (le terme est choisi par l'auteur). Alternant le présent (années 2020) et le passé (années 1980) le narrateur convoque ses souvenirs d'enfance, certains heureux, d'autres glaçants. Il grandit en faisant l'objet de moqueries publiques, et d'abus sexuels commis par des hommes dont on ne sait pas très bien s'ils sont frustrés dans leur propres ménages ou s'ils perpétuent des violences qu'ils ont eux-mêmes subi. De jolis moments, tels cet amour pur d'un marchand de fruits (le poète de Zaër) envers l'une des soeurs de Youssef, alors qu'il était l'objet de menues rapines du "gang' consitué par Youssef et ses six soeurs, ou encore la séance ‘télévision’ : la fratrie “happée” par le film égyptien “Un homme dans notre maison” avec Omar sharif et Zoubeida Sarwat.
Une profonde mélancolie vient clore le roman à l'évocation d'un lieu chargé d'histoire : le ‘Bastion des larmes’. Cette protection fortifiée de la ville de Salé face à l'océan est un lieu de recueillement, de méditation pour le narrateur, aujourd'hui seul, “hier” avec sa soeur, alors toute jeune mère et son neveu. L'auteur rend hommage aux Slaouis, qui ont connu l'assaut des Rois catholiques espagnols en 1260 (37 navires castillans attaquèrent la cité dans la “Bataille de Salé”)
(Lu en avril 2025, collection Médiathèque de Labarthe-sur-Lèze)