Italie et mafia : un pacte sanglant
documentaire (Turquie, Allemagne), 55 min, 2016
Réalisation: Cécile Allegra
Image : Mario Amura
Son : César Mamoudy, Simon Lebel
Montage : Christine David, Xavier Barthélémy, Nora Nervest
Musique originale : Mathias Duplessy
Production / diffusion : Memento Productions
Participation : France Télévisions, Procirep, Angoa-Agicoa, CNC
Longtemps, l’assassinat des juges Falcone et Borsellino a été raconté comme une simple histoire de vengeance. Celle du boss Toto Riina à la tête de Cosa Nostra, l’invincible mafia sicilienne, contre deux hommes qui avaient consacré leur vie à le combattre. Mais aujourd’hui, un procès historique révèle l’impensable : quelqu’un, au sein de l’État italien, aurait guidé la main assassine qui coûta la vie aux magistrats anti-mafia les plus célèbres du monde. Pour la première fois, des magistrats, des politiques et des mafieux sous protection témoignent – ensemble – pour révéler les coulisses d’un pacte initié par les États-Unis au lendemain de la seconde guerre mondiale. Un pacte qui a permis à la Démocratie Chrétienne de dominer la scène politique italienne pendant plus de cinquante ans et à la mafia de régenter l’ordre dans l’ombre. À la lumière de ces témoignages exclusifs, plus d’un demi-siècle de liaisons incestueuses entre l’État et la mafia se dévoilent et la mort des juges Falcone et Borsellino apparaissent de moins en moins comme une vendetta, et de plus en plus comme des crimes d’État.
Le 23 mai 1992, l’escorte de trois voitures blindées qui conduit le juge antimafieux Giovanni Falcone de l’aéroport à la ville de Palerme explose : depuis une colline, les tueurs de la Mafia guettaient le cortège. Ils n’ont eu qu’à presser un bouton pour actionner les 600 kilos de TNT qui ont pulvérisé le convoi. Le juge palermitain, sa femme ainsi que trois de leurs gardes du corps sont tués. Quelques années après le « maxi-procès » de 1987, Falcone avait été le premier à comprendre qu’il existait une négociation secrète entre la Mafia et l’État. En traquant Cosa Nostra et son boss, Toto Riina, Falcone s’attaquait de fait aussi à ceux qui leur garantissaient une immunité et une « couverture » : l’État et la Démocratie chrétienne. Deux mois plus tard, c’est au tour du juge Paolo Borsellino, qui avait pris la relève de Falcone, d’être exécuté…
1992 est bien une année charnière, et le 23 mai, un jour où toute l’Italie s’est figée. Grâce à des interviews exceptionnelles de magistrats et de repentis sous protection (dont Gaspare Mutolo, ex-chauffeur de Toto Riina…), des reconstitutions minutieuses et des archives des procès et de l’enterrement de Falcone, Cécile Allegra et Mario Amura donnent une version complexe de la mort de ces juges antimafieux, victimes pas uniquement de vengeances, mais de crimes d’État, pour avoir mis au jour la collusion qui unissait le sommet de l’appareil italien, la Démocratie chrétienne, et son leader, Giulio Andreotti, aux boss de la Mafia. En outre, la partie 1994-2016, consacrée à Silvio Berlusconi, à ses « hommes » (Marcello Dell’Utri) et au procès dit « du pacte État-Mafia » de décembre 2013, explore de nouvelles pistes. Sur le fil, la tension ne baisse pas d’un cran, d’hypothèses en révélations. Surréaliste et édifiant.
Emmanuel Skyvington (Télérama)
Parmi les témoignages passionnants livrés dans ce documentaire celui de Massimo Ciancimino, fils du sulfureux maire de Palerme Vito Ciancimino (parti Démocratie chrétienne)...
Voici son portrait réalisé dans le quotidien Le monde par Philippe Ridet en 2009 :
Fils de l'ancien maire mafieux de Palerme, il a confirmé l'existence de relations entre l'Etat et Cosa Nostra. Il a remis aux juges un document établissant la réalité de négociations entre eux, en 1992.
Il fallait le voir sortir de chez lui, à Bologne, ce matin-là. Bondissant comme un elfe. Massimo Ciancimino, 45 ans, s'est d'abord précipité chez le marchand de journaux pour acheter pas moins d'une dizaine de quotidiens, puis nous a entraîné dans un café. Son escorte de deux policiers venait d'arriver, lui permettant enfin de mettre le nez dehors. Eux, blousons noirs et chaussures de tennis comme tous les flics du monde ; lui, veste bleu marine, chemise à rayures et pochette assortie, au poignet droit une Rolex, au poignet gauche un assortiment de bracelets.
C'est donc lui, cet homme vieilli dans un corps de préado, ce type au regard espiègle où passent des éclairs d'inquiétude, qui fait trembler l'Italie en relançant par ses confessions spontanées des enquêtes vieilles de plus de vingt ans où sont mêlés aussi étroitement que secrètement l'Etat et Cosa Nostra ?
Une première interview, en décembre 2007 accordée à l'hebdomadaire Panorama, lui vaut d'être convoqué par les juges de Sicile qui enquêtent pour démêler les fils compliqués qui relient services secrets, police, mafia et politiques dans les attentats contre les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino en 1992. Tractations secrètes, corruption en tout genre...
C'est qu'il a tant de choses à dire, lui, le fils de l'ancien maire ripou de Palerme, Vito, mort de cause naturelle, en 2002, à l'âge de 78 ans. Dans l'appartement de la très chic via Liberta ou dans la maison familiale de Mondello, il a vu défiler le gratin de la pègre et de la politique : boss, demi-sel, entrepreneurs en quête de marchés, ministres et députés à la recherche de protection. Parmi ces visiteurs du soir, un certain Bernardo Provenzano, "chef des chefs", arrêté en 2006 et condamné douze fois à perpétuité. Massimo s'en souvient très bien : "Il venait une ou deux fois par mois, même en pleine nuit. Il était toujours reçu immédiatement par mon père. Ensemble ils buvaient de la camomille." L'ère Vito Ciancimino à Palerme sera marquée par un nombre record d'appels d'offres attribués à des entreprises de Corleone, la petite ville de Sicile d'où Vito, tout comme Bernardo Provenzano, est originaire.
Du coffre d'une banque de Vaduz (Liechtenstein) où sont consignés les documents les plus explosifs de son père, Massimo Ciancimino a déjà rapporté le manuscrit original prouvant qu'une tractation a bel et bien eu lieu, en 1992, entre l'Etat et Cosa Nostra afin que cessent les tueries. En échange de la "paix civile", la mafia exigeait, entre autres choses, un adoucissement du régime carcéral pour ses membres emprisonnés et... la détaxation de l'essence en Sicile !
A la mi-novembre, Massimo Ciancimino a déposé sur la table des enquêteurs une liasse de messages émanant de Bernardo Provenzano. Adressés à Vito Ciancimino, ils évoquent un sénateur ami de Cosa Nostra. Pour les "mafiologues", il n'y a aucun doute : il s'agit de Marcello Dell'Utri, un des fondateurs de Forza Italia en 1994, le parti de Silvio Berlusconi avec lequel il parviendra pour la première fois au pouvoir. Condamné à neuf ans de prison en première instance, Dell'Utri est également désigné par un repenti de justice, Gaspare Spatuzza, pour avoir été en contact avec la mafia.
Qu'est-ce qui fait parler Massimo Ciancimino ? Et si tard ? "J'étais spectateur", dit-il pour rejeter l'accusation de complicité. Il ajoute : "En Sicile, ce mélange des genres est permanent." Une vengeance contre ce père haï, mais fidèlement servi ? "Il avait peur que je tourne mal. Tous les soirs, il me passait au pied une chaîne de 10 mètres pour m'empêcher de sortir. Il me tenait comme ça et par l'argent. C'est le pire que l'on puisse imaginer."
Pourtant, le jeune Massimo devient au cours des années le chauffeur, l'accompagnateur, l'homme de confiance de son père. Dans le code de Cosa Nostra, il est dit que les fils ne peuvent trahir les pères, aussi durs soient-ils. Massimo regarde, épie, commence à comprendre et se tait. Mieux : il le suit au gré de ses arrêts domiciliaires et, quand Vito est incarcéré en 1992, Massimo lui offre son appui constant. Sans illusions ? Devant sa tasse de café, jouant avec ses deux téléphones, il explique : "En Sicile, il n'y pas de héros positifs, ils disparaissent rapidement. Mon père, lui, a survécu..."
En 2002, avec la mort de Don Vito, le nom de Ciancimino sent le soufre. Massimo est dans le collimateur. Ses affaires (vente de montres Rolex, achat et revente de matières premières en Russie et au Kazakhstan) l'exposent à la curiosité des enquêteurs, qui le soupçonnent de blanchir le trésor accumulé par son père dans ses années fastes. Il est placé sur écoute. De ses conversations enregistrées émergent des contrats fabuleux, des euros par millions... En mars 2007, Massimo Ciancimino est condamné, en première instance, à cinq ans et huit mois de prison. Au passage, 60 millions d'euros lui sont confisqués. Il s'étonne : "Je paye pour ses fautes."
Cette condamnation est peut-être une autre des clés pour comprendre ses confessions. Une coopération en échange de l'indulgence des magistrats qui le jugeront en appel ? "C'est possible", explique Gianluigi Nuzzi, auteur de Vaticano SpA, publié en 2008 aux éditions Chiarelettere. Dans ce best-seller - non traduit en français -, Massimo Ciancimino a raconté qu'il se rendait avec son père à la banque du Vatican pour y déposer l'argent de la corruption. "Mais, en parlant, continue Nuzzi, il prend plus de risques qu'il n'en courait en prison."
Les risques sont réels. Massimo Ciancimino dérange aussi bien les mafiosi craignant pour leurs affaires que les politiques obligés de retrouver la mémoire. Il ne compte plus les lettres anonymes. La Sicile n'est plus un lieu sûr pour lui. Son appartement de Palerme a été cambriolé. Il a choisi la calme Bologne, ville de son épouse, pour continuer à mener son business de trader et gérer sa notoriété. Au Café de Paris, où il nous a conduit, on lui réserve la meilleure table. A ses côtés, les deux policiers de son escorte lui préparent sa revue de presse en ouvrant les journaux aux pages qui le concernent.
Manque encore une clé pour comprendre. C'est Francesco La Licata, Sicilien et spécialiste de la mafia du quotidien La Stampa, aujourd'hui à la retraite, qui la donne. "C'est la naissance de son fils, il y a cinq ans, qui l'a poussé à revisiter son passé et à s'interroger." Un enfant pour laver les fautes du père et redonner un peu de vernis au nom de Ciancimino ? Massimo acquiesce : "On ne choisit pas sa naissance, mais on peut décider comment vivre. Je ne ferai pas avec Vito Andrea, mon fils, les erreurs que mon père a faites avec moi."
Vito Andrea ? Vito comme l'autre ? Massimo Ciancimino est surpris de notre étonnement : "Je ne crois pas à la prédestination."
Edifiant documentaire où l'on apprend la compromission des dirigeants politiques envers le milieu mafieux italien depuis 1943 (d'abord les Alliés qui lors du débarquement américain en Sicile installent et légitiment les potentats mafieux -pour se prémunir des communistes-, puis la Démocratie chrétienne faisant 'allégeance' pour s'assurer le suffrage des populations sous le joug de la mafia, suivi par Berlusconi, après que la justice italienne a réussi a établir les liens entre la classe politique au pouvoir et la mafia (les juges Falcone et Borsellino l'ont payé de leur vie), balayant la crédibilité de Démocratie chrétienne... La mainmise de la mafia sur l'état semble loin de l'anéantissement hélas...
Vu en avril 2021 (LCP la chaîne parlementaire)