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Le conservateur
Le conservateur

Le conservateur : roman / Nadine Gordimer ; traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Antoinette Roubichou-Stretz .- Paris : Grasset, 2014 (collection Les cahiers rouges)

 

 

 

 

 

Le début du Conservateur (le cadavre d’un Noir trouvé dans la propriété agricole d’un industriel blanc nommé Mehring) ressemble à un fait divers, mais c’est encore l’occasion pour Nadine Gordimer, prix Nobel de littérature en 1991, de développer une analyse spectrale de l’histoire et des mentalités de son pays. Mehring est un pur produit de la société blanche sud-africaine des années 60-70, un homme par qui la politique de l’apartheid se perpétue, à bout de souffle. A l’image d’un système schizophrénique, Mehring va sombrer sous le poids de sa propre histoire, de ses contradictions, de sa vacuité. Il verra son fils rebelle et sa maîtresse gauchiste s’éloigner de lui et le laisser avec ses fantômes. Ce roman, parmi les plus élaborés et les plus poétiques de Gordimer, a obtenu le Booker Prize en 1974. On y retrouve l’un de ses thèmes favoris : la bonne conscience, les mensonges qui aident certains à vivre et qui forcent d’autres à mourir

présentation de l'éditeur


 Au fil de la presse...

Il ressemble à El Gringo, celui de la publicité pour une marque de café bien connue : « Un pays, une passion » ; « Cette terre, je l’ai foulée dans tous les sens, par tous les temps... » Il est sans doute plutôt bel homme. Puissant. Son sexe évoque, selon lui, la fleur du bananier qui pousse sur sa terre à lui, celle de l’Afrique du Sud, dont il s’est arrogé plusieurs centaines d’hectares.

Homme d’affaires prospère, il s’est en effet acheté le luxe de se muer, le temps de week-ends efficaces, en fermier craint et respecté de tous les « pauvres diables » noirs qui travaillent pour lui, pour son seul plaisir, celui d’être le maître, le seul, le seul qui puisse jouir pleinement de l’odeur de l’Afrique, de cette odeur (impression très vive à la lecture du livre) dont il serait difficile de ne pas tomber amoureux.

Par contre, lui, Mehring, le Blanc libéral « pas tout à fait comme les autres » au dire de sa maîtresse militante et métisse et de son fils objecteur de conscience, pue. Il pue par tous les pores. Comme l’eau de Cologne (dont il s’asperge) peut puer ; comme une Mercedes conduite en souplesse, une vie de dîners en ville, cocktails, parkings au pied du bureau (on ne voit ainsi pas les Noirs), jets en première classe, etc., peuvent puer. Surtout au pays de l’apartheid. La répulsion pour ce personnage, donc pour ce qu’il incarne, est viscérale.

Mais le dessein de Nadine Gordimer est sans doute plus sophistiqué, plus ambitieux. Elle rappelle qu’en 1974, date à laquelle son livre fut publié, puis interdit, « on n’avait pas encore envoyé l’armée contre les townships », mais qu’ « il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que c’était imminent ».

C’est cette perception des révoltes à venir, non leur répression, bien sûr, qui empoisonne le subconscient de Mehring. C’est son refus absolu de tout changement social (il veut « conserver » la terre, donc ses privilèges) qui le mène à la paranoïa, à la folie. Car il pressent que le paradis des Blancs va se transformer en cauchemar. La terre ne lui appartient pas. Elle est « vaine » (2). Le cadavre du Noir assassiné trouvé dans sa ferme, enseveli sur place comme un chien, sans sépulture, sans enquête, va revenir polluer l’esprit et l’espace : les lambeaux de chair et d’os, charriés par les pluies diluviennes trouvent là leur revanche, préfigurant la venue d’autres corps, par milliers, qu’il faudra désormais honorer d’un cercueil. Ils semblent dire : « Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière. » La peur de l’homme blanc.

A l’heure où Mgr Desmond Tutu appelle à boycotter les élections municipales prévues pour le 26 octobre, la voie risque d’être plus étroite que jamais pour l’écrivain qui a choisi de « rester écrivain » tout en accomplissant son « geste essentiel  ». Il ne devra pas déchoir, tout en se protégeant de la prison ou de l’exil.

Pourtant, lorsqu’un engagement politique est aussi hautement et clairement exprimé que celui de Nadine Gordimer, lorsque son œuvre (malgré parfois une froideur d’entomologiste), témoigne de son opiniâtreté à dénoncer sur place l’apartheid, on peut espérer qu’elle va continuer à « élever la conscience des Blancs ». C’est en effet aux Blancs, faute d’autres moyens, que cette littérature s’adresse, qui n’a pas la prétention de parler du point de vue des opprimés noirs, mais de parler contre les oppresseurs. Il faut là un courage et une ruse que nous autres, tranquillement installés dans nos fauteuils, ne sommes pas encore à même de mesurer.

 

Marie-Françoise Allain
article paru en octobre 1988 dans le Monde diplomatique.

 


 

Années 1970..., Afrique du Sud... Homme d'affaire aisé, Mehring partage sa vie entre les déplacements internationaux et une ferme acquise dans la banlieue de Johanesburg. Le contraste entre son quotidien dans le monde luxueux et superficiel des affaires et les week ends passés dans sa ferme, supervisant l'activité de ses ouvriers agricoles. Les personnages sont d'abord décrits selon leur origine éthnique si déterminante dans cette société sous le régime de l'apartheid. Les Indiens tiennent de petites échoppes en famille, les Noirs, selon qu'ils détiennent ou non des papiers les autorisant à travailler sont recrutés pour des activités physiques usantes et logés dans des bidonvilles, tandis que les Blancs, Boers ou anglo-saxons disposent de domestiques et vivent dans l'aisance, voyagent...

Mehring, le personnage principal, arrive à un moment de sa vie où plus rien ne va de soi : il ressasse les souvenirs de ses relations (amoureuses, familiales) pour tenter de comprendre pourquoi elles aboutissent à des impasses. Ses rapports avec son contre-maître et les ouvriers sont plutôt corrects, mais une pointe de mépris à leur endroit affleure en permanence. Un fait divers (le meurtre puis la mise en terre d'un Noir inconnu sur le domaine de Mehring) va provoquer chez les ouvriers une forme de sursaut de dignité et de courage qui se traduira par l'organisation d'une cérémonie en hommage au mort en forme d'insoumission à leur 'maître'.

Lu en février 2021 (collection personnelle (Marianne)